XI
Tessa ne se rappelait pas grand-chose de la nuit où Ravis l’avait sortie de la grotte. Ses souvenirs demeuraient fragmentaires et confus. Elle se souvenait de ses bras autour d’elle tandis qu’elle reprenait son souffle, assise au sommet de la falaise, l’entendait encore lui souffler à l’oreille que tout irait bien. Elle se rappelait également son retour jusqu’à la côte, attachée dans le dos de Ravis afin de ne pas risquer une chute de cheval si elle perdait conscience. Ils avaient galopé le long de la chaussée avec à peine quelques foulées d’avance sur la marée.
S’ensuivait une longue période obscure où Tessa ne se souvenait de rien sinon de douleurs diverses et des grincements de vieilles planches tandis qu’on la portait en haut d’un escalier. Elle se rappelait surtout s’être réveillée dans un bon lit au sein d’une chambre aveugle aux lambris de chêne, à écouter les libations, discussions et bruits de repas qui montaient de ce qu’elle devina être une taverne en dessous.
Trois jours plus tard, elle n’avait toujours pas bougé. Ravis lui tenait compagnie la plupart du temps. Il se tirait une chaise à côté de son lit et s’occupait de ses blessures, à les nettoyer et à refaire ses bandages toutes les deux ou trois heures, à les masser avec de l’huile ou de la graisse selon leur aspect. Il la faisait manger, également ; en soufflant sur chaque cuillerée de bouillon jusqu’à ce qu’elle soit suffisamment refroidie pour descendre sans lui brûler le gosier.
Avaler lui faisait très mal ; respirer, encore plus. Son dos l’élançait à chaque inspiration et l’air frais lui piquait les poumons comme du vinaigre. Elle devait parfois se forcer à respirer. Parfois aussi, sa gorge se nouait, bloquant le passage de l’air. Par deux fois elle se réveilla brusquement en pleine nuit, incapable de reprendre son souffle. Ravis la prenait alors dans ses bras, calmant sa panique en lui frottant sous le nez une huile à l’odeur âcre. « De l’essence de piment, expliquait-il tout en procédant. Afin d’apaiser les spasmes de votre gorge. »
Tessa gardait presque en permanence les yeux clos. Les ouvrir était douloureux, et Ravis affirmait que plus elle les protégerait de la lumière, plus vite ils guériraient. Elle se sentait très faible et ne parvenait pas à se réchauffer, malgré les couvertures et le feu. Elle était traversée de frissons. Des rougeurs lui échauffaient la peau, sans modifier sa sensation de froid.
Elle s’efforçait de ne pas penser à Avaccus. Ils avaient abandonné son corps au sommet de la falaise. Pour Tessa, ce n’était que justice. Avaccus avait passé sa vie entière à l’abbaye, et même si les saints pères l’avaient exilé dans une grotte pendant vingt et un ans, il avait choisi de rester. Il aurait pu emprunter la chaussée quand il le voulait.
Tessa soupira. Au fond de son cœur, elle savait que le choix d’Avaccus n’avait pas été aussi simple ; il était vieux, figé dans ses habitudes, et son pouce invalide l’empêchait de pratiquer la seule profession qu’il connaissait. Néanmoins, elle persistait à penser que la place de sa dépouille se trouvait sur l’île. C’était, ç’avait toujours été son seul foyer.
Engoncée douillettement parmi les couvertures et les oreillers de son lit, Tessa essaya de se reposer. Elle ne voulait pas dormir. Avec le sommeil venaient les rêves, et les rêves s’accompagnaient de toutes sortes de choses désagréables. Elle y revivait sans cesse cette nuit dans la grotte. Parfois, elle se réveillait plus tôt, ou secouait Avaccus un peu plus fort, ou courait droit jusqu’à l’entrée de la grotte et dispersait le feu à coups de pied. Quoi qu’elle fasse, l’issue restait toujours la même. Avaccus mourait, en lui laissant le sentiment qu’elle aurait pu le sauver en agissant différemment. Les rêves s’estompaient à son réveil, mais pas sa culpabilité.
Les ruminations de Tessa furent interrompues par un bruit de pas rapides dans le couloir. Une clef tourna dans la serrure, et Ravis pénétra dans la pièce. « Comment allez-vous ce matin ? demanda-t-il en posant un plateau de nourriture sur une petite table à tréteaux près du lit. Vous avez meilleure mine. »
Était-ce donc le matin ? Sans fenêtre, il était difficile d’estimer l’heure du jour. Tessa pouvait parfois deviner qu’il était midi ou l’heure du souper, car le brouhaha de la grand-salle en bas était ponctué de bruits de vaisselle et de couverts. « Je me sens bien », répondit-elle, ne sachant trop si c’était vrai.
Ravis hocha la tête. « Votre voix paraît plus forte. Comment respirez-vous ?
— Mieux, je crois.
— Excellent. Dans ce cas vous devriez pouvoir mieux manger également. » Sur quoi, il prit une écuelle sur le plateau et entreprit d’en touiller le contenu avec une cuillère.
Tessa se redressa à contrecœur, avec le sentiment d’avoir été piégée. Elle n’avait pas envie de manger.
Ravis souffla plusieurs fois sur l’écuelle avant de la lui tendre. « Du bouillon de queue de bœuf, annonça-t-il, les yeux malicieux. Une cliente de la taverne a beaucoup insisté pour que l’on vous en apporte. Elle a tenu à s’assurer personnellement qu’on vous le préparait comme il convenait. Elle a réussi à exaspérer tant de monde dans l’affaire qu’il est heureux qu’elle quitte Port-Glas aujourd’hui. Imaginez qu’elle a déclaré à la cuisinière qu’elle ne voudrait pas de sa soupe même pour faire la vaisselle ! » Ravis s’esclaffa. « Et la cuisinière a des bras ronds comme des tonnelets de bière. J’y réfléchirais à deux fois avant de l’insulter moi-même. »
Tessa ne put s’empêcher de sourire à son tour. « Ne s’agirait-il pas d’une certaine ma’ame Wicks ?
— En personne. Elle voulait monter vous voir, mais je m’y suis opposé. Elle venait chaque jour à la taverne, dans l’espoir de trouver une compagne de voyage pour rentrer à Kilgrim. L’une des serveuses part avec elle ce midi. » Ravis palpa sa tunique en cuir, puis en sortit une petite carte écrite à la main. « Elle m’a laissé le nom et l’adresse de son beau-frère. A dit que si vous ne trouviez pas ce que vous cherchiez sur l’île Ointe, vous devriez lui rendre visite. » Ravis lut le nom sur la carte. « Moldercay. »
Le gardien d’ossements. Tessa réprima un frisson. « Il était moine autrefois. Ma’ame Wicks m’a raconté qu’il aurait tenu les registres de l’abbaye pendant des années. Elle disait qu’il avait l’œil un peu partout – et pas uniquement sur les femmes.
— On pourrait en dire autant de presque tous les hommes de Dieu. » Ravis choisit une pomme sur le plateau et mordit dedans. « Alors, allez-vous vous décider à me raconter ce qui s’est passé sur cette île ? Avaccus vous a-t-il appris quelque chose au sujet des anciens motifs ? Ou bien auriez-vous trouvé un autre sujet de conversation, tous les deux ? »
Tessa tourna sa soupe avec sa cuillère afin de se donner le temps de réfléchir. L’homme qui se tenait devant elle avait servi Izgard de Garizon. Pouvait-on se fier à lui ? Ce que lui avait révélé Avaccus était trop important pour être confié à la légère. Elle était la seule à qui il ait jamais parlé des éphémères – elle en avait la conviction. Il était mort désormais, et le poids de ce savoir reposait entièrement sur les épaules de Tessa. Une responsabilité de plus dans une collection qui ne cessait de grossir.
Brièvement, Tessa jeta un coup d’œil à Ravis. Une part d’elle-même ne parvenait toujours pas à se convaincre qu’il était là. Elle était tellement sûre qu’il regagnerait Mizerico en compagnie de Violante d’Arazzo. Sauf qu’il n’en avait rien fait. Il avait chevauché jusqu’ici pour être auprès d’elle, Tessa McCamfrey, en laissant Violante rentrer seule à bord de son bateau. Tessa porta une cuillerée de bouillon à ses lèvres. « Faites attention, la prévint Ravis. Soufflez dessus une dernière fois, pour être tranquille. »
Elle croisa son regard. Ces derniers jours, elle avait vu chez lui des choses qu’elle n’aurait pas imaginé y trouver. Il se montrait doux, prévenant, comme si elle était une chose précieuse qu’il avait peur de casser. Il demeurait celui qu’elle avait appris à connaître sur le bateau et pourtant, sous ses allures sardoniques familières, on sentait par moments percer un homme différent.
Laissant la soupe retomber dans son écuelle, Tessa déclara : « Avaccus m’a appris la vraie raison de ma présence ici. » Ravis haussa un sourcil. « Et quelle est-elle ? » Tessa prit une brève inspiration. Ravis était la première personne qu’elle avait connue en ce monde, il l’avait protégée, sauvée et, depuis ces trois derniers jours, la veillait jour et nuit. Par bien des manières, elle lui avait fait confiance depuis le premier instant.
Sortant sa bague de son emplacement habituel au creux de sa gorge, elle l’éleva à la lumière, attendit que le brouhaha de la grand-salle enfle un peu puis dit : « Cette bague est la clef de tout. »
Lentement, s’interrompant lorsque le souffle venait à lui manquer ou que son dos la faisait souffrir, fermant longuement les yeux de temps à autre pour calmer les picotements dans ses yeux, Tessa raconta à Ravis tout ce qu’elle avait appris sur la Ronce d’or. Elle lui parla des éphémères, de leur nature, du peu qu’elle savait de leurs origines, de la façon dont Hierac de Garizon en avait trouvé une et de ce qu’elle avait fait de lui. Elle narra le passage d’Hierac sur l’île Ointe, l’accord conclu entre le roi de Garizon et les saints pères, l’emprisonnement de la Ronce dans ce monde. Elle expliqua la théorie d’Avaccus concernant sa venue ainsi que ce qu’elle devait faire, selon lui.
Pendant tout ce temps, Ravis resta assis à l’écouter sans l’interrompre une seule fois. Il lui arrivait d’acquiescer ou de se passer la main dans les cheveux, mais, la plupart du temps, il mordillait sa cicatrice. Si Tessa avait espéré le surprendre, elle aurait été déçue car il conserva une expression impassible du début à la fin. On voyait qu’il écoutait avec attention et pourtant, bien qu’il entende des choses qu’il ne pouvait en aucun cas connaître, son visage ne trahit rien. Enfin, lorsqu’elle conclut son récit, il avança la main pour toucher la bague.
« Cinq cents ans, murmura-t-il en frôlant les doigts de Tessa sur l’or. Et nous avons toujours pensé que le Garizon et ses rois étaient seuls responsables de ces guerres.
— Avez-vous déjà vu la Ronce d’or ? » demanda Tessa.
Ravis haussa les épaules. « Une fois. De loin. Le scribe d’Izgard dessinait des motifs en la prenant pour modèle – je me souviens qu’il avait les doigts en sang, mais il ne semblait pas s’en apercevoir. Ederius est le seul homme auquel Izgard accepte de confier sa couronne.
— Pensez-vous qu’Izgard soit au courant, concernant la Ronce ? Qu’il sache ce qu’elle est, ce qu’elle fait ?
— Je l’ignore. Peut-être ne sait-il pas tout. Peut-être sait-il seulement qu’il ne peut pas se permettre de la perdre. Au bout de cinq cents ans les vieilles légendes se déforment, se diluent, et il se peut fort bien que plus personne ne connaisse la vérité. L’accord est toujours valide, cependant. Izgard reste tenu d’assurer la sécurité de l’île Ointe et, à en juger par leurs efforts pour vous tuer voilà trois nuits, les saints pères continuent d’éprouver une certaine obligation envers lui. »
Quoique étant d’accord avec Ravis, Tessa ne put s’empêcher de secouer la tête. Avaccus s’était trompé au sujet du père Issasis. Il avait cru que l’abbé ne tenterait rien contre elle, que les petits mensonges qu’il lui avait servis troubleraient sa conscience. Tessa pinça les lèvres de toutes ses forces. Elle espérait que la conscience du père Issasis le poursuivrait jusque dans la tombe.
« Cette enluminure que vous devez exécuter, s’enquit Ravis, comment pouvons-nous en apprendre davantage sur elle ? »
Subitement, Tessa fut heureuse d’avoir tout partagé avec Ravis. Elle appréciait sa façon de dire nous. « Je ne sais pas. Avaccus m’a conseillé de peindre le problème, puis de le résoudre. Pour réussir cela, j’aurais besoin de savoir à quoi ressemblait l’original. Il faut que je sache comment travaillait Ilfaylen.
— Existe-t-il des copies de l’enluminure ?
— Non. Chaque soir, après son travail, on retirait son manuscrit à Ilfaylen et on l’examinait à la recherche de piqûres d’épingles. Et lorsqu’il ne travaillait pas dessus, on lui confisquait ses pinceaux et ses pigments, de sorte qu’il n’aurait même pas pu en tracer une esquisse. »
Ravis acquiesça. « Et l’original se trouve à Veizach ?
— Selon Avaccus, on l’aurait enfermée dans un coffre doublé de plomb et enterrée en un lieu secret quelque part sous la ville.
— Hmm. » Ravis se leva et s’approcha du feu. « Sachant que Veizach est l’une des cinq cités les plus importantes du continent, je dirais que nous sommes face à un problème.
— Le beau-frère de ma’ame Wicks saura peut-être quelque chose qui pourrait nous aider, ou même Emith. Avaccus m’a dit qu’Emith aurait pu devenir un excellent scribe pour peu qu’il l’ait voulu.
— Si ce n’est qu’il n’avait aucune confiance dans ses propres talents ? »
Tessa fut surprise par la finesse de Ravis. « Oui. Ce sont exactement ses paroles. » En disant cela, Tessa prit conscience que sa voix se fêlait. Elle voulut reprendre son souffle mais cela lui causa une douleur fulgurante dans le dos, et elle s’interrompit. En prenant une deuxième respiration, plus profonde, elle sentit ses poumons la brûler.
« Vous avez besoin de repos. » Ravis fut près d’elle en un instant, à remonter les couvertures sur sa poitrine, à poser la main sur son front pour vérifier sa température. « Fermez les yeux un moment. Ne vous forcez pas à respirer. » Sortant une petite bourse en papier ciré de son sac, il frotta un peu de son contenu sur la lèvre supérieure de Tessa. De l’essence de piment.
« Doucement, maintenant, lui dit-il en lui caressant les cheveux. Respirez à petites bouffées. »
La tentation de paniquer était grande, mais Ravis continua à lui parler et à la toucher et, peu à peu, elle commença à se détendre, laissant l’air descendre dans ses poumons. Physiquement, Tessa se sentait éreintée. Elle ne s’arrêtait plus de trembler. Le dos de sa chemise de nuit était trempé de sueur, et sa peau dégageait des relents salés, légèrement chimiques. Elle ne reconnaissait plus sa propre odeur.
« Dormez, lui enjoignit Ravis. On ne se remet pas de blessures comme les vôtres en l’espace d’une nuit. Elles sont trop graves. Allons, dormez. Je veillerai sur vous.
— Vous avez déjà veillé comme cela sur une autre, n’est-ce pas ? » demanda Tessa, principalement pour éprouver son souffle et sa voix. Au bout de quelques secondes, comme Ravis ne répondait pas, elle ouvrit les yeux.
Il la dévisageait bien en face. Ses yeux marron foncé avaient perdu cette touche de brun qui les empêchait de passer pour noirs. Quelque chose les faisait briller, mais ce n’était ni la lumière ni aucune émotion que Tessa puisse nommer.
« J’ai été marié autrefois, répondit-il après un moment. « Mon épouse est morte de l’hura aya. La fièvre des marais. » De longues secondes s’écoulèrent, et alors que Tessa croyait que Ravis ne dirait plus rien, il reprit : « l’hura aya commence par s’en prendre aux poumons puis s’étend aux reins, au foie, au cerveau. On croit d’abord que le pire est la difficulté à respirer, puis on découvre qu’il n’en est rien. » Ravis se passa le pouce sur sa cicatrice. « En fin de compte, l’hura aya vous prend tout : le souffle, la vue, la faculté de bouger, d’uriner, de réfléchir. Tout. »
Tessa baissa la tête. Elle n’osait pas affronter le regard de Ravis. Elle savait désormais ce qui brillait dans ses yeux, ce qui avait assombri leur couleur : le contrôle de soi.
Ne sachant que lui dire, et soupçonnant que tout ce qu’elle pourrait dire tomberait à plat, Tessa ferma les paupières. Elle ne croyait pas s’endormir, mais le sommeil la surprit et, lorsqu’elle rouvrit les yeux, Ravis était sorti.
« Faites passer le mot. Tous les habitants du village doivent quitter leur maison. Non pas plus tard dans la journée, pas ce soir, mais sur-le-champ. Ne prenez que ce que vous pouvez emporter sur votre dos et fuyez vers l’ouest. Ne cherchez pas à rallier Bay’Zell dans l’espoir d’y trouver un refuge. Izgard sera là-bas avant la fin de la semaine. Ne songez qu’à vous sauver, ainsi que vos enfants. Votre village se trouve directement sur son chemin, et à moins d’agir tout de suite, vous serez tous morts au coucher du soleil. Allez, maintenant. »
Camron serra les mâchoires en contemplant la douzaine d’hommes et de femmes rassemblés devant lui. Ses paroles étaient dures, mais il savait que c’était le seul moyen de les convaincre. Il avait passé son enfance dans une petite communauté isolée comme celle-ci. Ses habitants grandissaient en s’imaginant qu’aucun mal ne pourrait leur arriver, que le monde et ses bouleversements passeraient sans les atteindre. Ils se trompaient. Izgard arrivait. Son armée et lui faisaient mouvement, et ils se trouvaient à moins de cinq heures du village de Schiste.
« Et le blé ? s’inquiéta un homme aux cheveux gris paille dont le visage pelait sous les coups de soleil. Nos récoltes d’été ?
— Laissez sur place tout ce que vous ne pouvez pas porter. Et si Izgard met le feu à vos champs et à vos vignes, réjouissez-vous d’échapper aux flammes avec vos familles. »
Un silence choqué s’ensuivit. Une femme dodue, bien habillée, fut la première à le rompre. « Mais le bétail ? Vous ne pouvez pas nous demander de l’abandonner aussi ? » Ses paroles furent accueillies par des grognements d’approbation chez les autres.
« Non. Ne prenez que les bêtes que vous pouvez charger dans vos carrioles. Relâchez le reste des troupeaux.
— Relâcher nos bêtes ! Enfin, ce serait de la fol...
— Si vous les gardez dans leurs enclos, les hommes d’Izgard viendront les prendre et les massacrer. Si vous les emmenez, elles vous ralentiront tellement que vous ne parviendrez pas à distancer l’armée de Garizon. Leur rendre la liberté est la seule chose que vous puissiez faire. Dispersez-les. Les hommes d’Izgard n’auront pas le temps de leur courir après une à une. C’est l’été, elles trouveront de l’herbe en abondance dans les vallées ; elles sauront se débrouiller seules. Une fois le danger passé, vous n’aurez plus qu’à les rassembler. »
Les villageois n’aimaient pas cela du tout. Ils avaient le visage crispé, les épaules voûtées. Ils échangeaient des regards nerveux. La femme aux beaux habits froissait l’étoffe de sa robe en lin bleue. Camron aurait voulu pouvoir s’adresser à eux moins rudement, mais il savait que seule la peur leur ferait quitter leurs maisons.
« Quand pourrons-nous revenir ? » C’était le vieil homme aux cheveux gris paille.
Camron secoua la tête. « Je l’ignore. Bientôt, je l’espère, mais en vérité cela pourrait demander plusieurs semaines. Ou même des mois.
— Mais, nos maisons, notre vie, nos...
— Si vous restez ici, vous êtes perdus. » La voix de Camron était plus froide et plus tranchante qu’une hache brisant la glace. « Ils violeront vos filles, mutileront vos gars, passeront vos maisons à la torche et emporteront vos troupeaux. Ce ne sont pas des paroles en l’air. J’ai vu ce dont Izgard était capable. Il a entièrement dévasté la ville de Thorn. Il n’y reste plus un homme, une femme ou un enfant. Et aujourd’hui, ses soldats et lui sont en colère et pleins de frustration. Ils ont remporté une victoire mais sans butin. Ils veulent de la nourriture, du vin, des femmes et des provisions et ils n’y réfléchiront pas à deux fois avant de se servir.
— Mais si nous fuyons, Izgard risque quand même d’incendier nos maisons et nos récoltes. »
Un deuxième homme approuva d’un hochement de tête. « Nous n’aurons plus rien vers quoi retourner. »
Camron dévisagea les deux vieillards qui venaient de parler. Il regarda tous les villageois qui s’étaient réunis dans ce champ labouré afin de l’écouter. Le soleil du matin éclairait leurs visages, soulignant les rides, la couperose, les coups de soleil et les lèvres crevassées. Ces gens travaillaient la terre, c’était toute leur vie. Il ne voulait pas leur mentir.
« Oui, admit-il. Il se pourrait qu’Izgard ordonne de tout brûler, je ne vous le cacherai pas. Au fond, vous devez choisir entre vos maisons ou vos vies. Que chérissez-vous le plus ? Il y a trois nuits, j’ai vu dix mille cadavres étendus dans une vallée à l’ouest de la Crosse. Ils s’y trouvent sans doute encore. Avec le peu d’hommes et de temps qui lui restait, le sire n’a pas eu d’autre choix que de les laisser pourrir. » Le regard de Camron parcourut chaque visage. « Voulez-vous connaître le même sort que ces hommes ? Ou l’infliger à vos enfants ? »
Un à un, les villageois baissèrent la tête, fuyant son regard. Camron ignorait ce qu’on lisait dans ses yeux mais il avait conscience d’avoir une drôle de voix. Depuis trois jours il chevauchait sans relâche, à se rendre de bourg en bourg et, parfois, de ferme en ferme. Mais qu’aurait-il pu faire d’autre ? Quelle alternative avait-il ? Izgard ne se trouvait qu’à une demi-journée derrière lui. Les villes et villages qui se trouvaient sur la route de Bay’Zell devaient être prévenus. Camron avait vu assez de cadavres pour une vie entière ; il ne souhaitait pas en contempler davantage.
Les villageois piétinaient sur place, mal à l’aise. Certains secouèrent la tête. Plus d’un jeta un regard par-dessus son épaule dans la direction par où viendrait l’armée d’Izgard.
La femme aux beaux habits parla la première, lâchant le tissu de sa robe et regardant tous ses compagnons bien en face. « Je suis une grand-mère. J’ai quatre petits-enfants plus un cinquième en route. J’aime ma terre et je m’en occupe bien, mais cela fait vingt ans que je ne le fais plus pour moi. Lorsque j’attelle mon bœuf à la charrue, c’est à mes fils et à mes filles que je pense, à leur laisser quelque chose après mon départ. Je ne suis pas stupide et je ne suis plus de première jeunesse, mais je préfère partir tout de suite et laisser Izgard courir après mes poules et mes cochons que courir le risque qu’il ne reste plus personne à qui léguer mes champs. »
Un moment s’écoula. Personne ne bougeait. La femme se tenait parfaitement droite, le menton bien haut. Une petite brise balaya le champ, rabattant les cols et soulevant les cheveux, et lorsqu’elle retomba tout le monde se mit à parler en même temps :
« Que quelqu’un aille prévenir Wells. C’est lui qui a le cheval le plus rapide du village. Il pourrait prévenir les fermes des alentours et leur passer le mot.
— Il ne faut surtout pas affoler les enfants.
— Il n’y a qu’à leur raconter que nous partons en promenade.
— Non, il faut leur dire la vérité.
— Ethee, va dire à Amis de sortir son chariot.
— Retrouvons-nous ici dans une heure.
— Disons plutôt quarante minutes. »
En voyant les villageois s’organiser Camron lâcha un long, un profond soupir. Après s’être assuré que personne ne faisait plus attention à lui, il s’approcha de son cheval et s’adossa à son flanc. Il était épuisé.
Chaque bourg qu’il visitait était différent. Chaque groupe de personnes auquel il parlait réagissait à sa manière ; certains l’insultaient, le traitaient de menteur, d’escroc, de fou. D’autres n’attendaient même pas d’entendre la fin de son récit : ils chargeaient tous leurs biens à bord d’une charrette et s’en allaient. Au cours de ces trois derniers jours, Camron avait évacué ainsi près d’une douzaine de villes et de villages, et il ne savait toujours pas à quoi s’attendre. Il savait seulement qu’il fallait que quelqu’un le fasse.
La nuit qui avait suivi la bataille avait été pénible. Camron ne se rappelait plus comment Pax et lui avaient réussi à s’arracher aux cadavres. Ils avaient regagné la colline et passé l’heure suivante à rechercher Broc de Lomis. Ils avaient fini par le retrouver dans un renfoncement rocheux sur le flanc ouest. Il était froid comme la pierre sur laquelle il gisait. On lui avait arraché une partie du visage, et une entaille profonde barrait sa trachée. Son sang avait noirci la chemise jaune qu’il avait portée pour faire plaisir à sa sœur.
Camron avait soulevé le corps afin de l’emporter avec eux dans leur retraite. Plusieurs fois au cours du trajet Pax s’était offert à le porter avec lui, mais Camron avait refusé. Il n’avait plus ni souvenirs, ni famille, ni ville natale. Il n’avait plus que le corps de Broc.
Alors qu’il le déposait au bord de la rivière, le sire l’avait fait mander. Il voulait que Camron l’accompagne, d’abord dans l’ouest puis dans le nord, et qu’il rassemble une nouvelle armée en vue d’une deuxième bataille devant Bay’Zell. Camron avait décliné. Sandor n’avait pas apprécié. Il lui aurait donné un ordre, si ce n’était que Camron ne lui en laissa pas l’occasion. Sonnant le rappel de la vingtaine d’hommes qui lui restaient, il partit sans attendre. Pax l’accompagnait. Le jeune garde avait vu les cadavres dans la vallée, il avait vu ce qu’était devenu le visage de Broc de Lomis. Il éprouvait le même besoin de s’éloigner.
Ils quittèrent le campement par le nord et s’enfoncèrent à cheval dans les ténèbres, sans savoir où ils allaient. Camron, tout entier absorbé par son chagrin, était trop fatigué pour tirer des plans. Les heures s’écoulèrent ; la nuit passa. À l’aube, la petite troupe tomba sur une route creusée de traces de chariot toutes fraîches et la suivit jusqu’à une ville.
Ses hommes étaient las, abattus au point de laisser saigner leurs plaies rouvertes par la chevauchée ou de se disputer furieusement les dernières gouttes de berriac. Ils avaient besoin de manger, de se reposer et de reprendre leurs esprits.
Lorsqu’ils s’arrêtèrent devant la première auberge de la ville, un jeune garçon sortit tirer de l’eau pour leurs chevaux. Une gamine plus jeune encore s’accrochait à ses basques, imitant chacun de ses gestes et poussant de petits gloussements d’excitation lorsqu’il lui faisait signe de décamper. À en juger par leur teint et leur mise, le garçon et la fille devaient être frère et sœur, à se taquiner comme il était d’usage. Camron ne put retenir un sourire. Ces enfants paraissaient si joyeux, si insouciants.
C’est alors que l’idée le frappa. Izgard était en marche. Pour se rendre ici, dans cette petite ville assoupie de Merin. Une armée telle que la sienne avait besoin de provisions, de fourrage, d’alcool, de bétail. Échauffés par la victoire, ses hommes chercheraient des victimes à torturer et à railler. Ainsi que des femmes. Izgard leur aurait certainement promis des femmes.
Le sang de Camron se glaça. Son cheval, sensible au changement d’humeur de son maître, poussa un hennissement nerveux en secouant sa crinière. Camron lui flatta l’encolure et détailla la ville. Hormis les marquises en cuivre de ses bâtiments et ses rues partiellement pavées, Merin aurait pu être Thorn.
Camron ramena son regard sur le frère et la sœur. Le garçon avait rempli son seau au puits et laissait sa petite sœur le ramener avec lui jusqu’aux chevaux. Ils riaient, se bousculaient et renversaient de grosses giclées dans la poussière. En les observant, Camron sentit une douleur sourde se répandre derrière ses yeux. Sa vision se brouilla.
Il avait vu des choses terribles au cours de ces dernières vingt-quatre heures, des scènes si épouvantables qu’elles lui avaient fait perdre toute notion de la normalité, ne laissant subsister en lui qu’une sorte de colère réflexe ne méritant même pas le nom d’émotion. Assister ainsi au spectacle joyeux, simple et naturel de la vie quotidienne revenait à sortir de l’ombre pour déboucher en pleine lumière. Cela vous éblouissait, faisait osciller le sol sous vos pieds une dernière fois. Il n’était plus question de soldats ici, mais de gens ordinaires avec leurs familles.
Faisant volter son cheval, Camron donna des ordres à ses hommes. Il fallait évacuer la ville en moins d’une heure. L’armée d’Izgard risquait de l’atteindre avant midi. En criant ses ordres, Camron sentit sa voix se renforcer. Il respira à fond et, pour la première fois depuis la bataille, focalisa toute son attention sur ce qu’il pouvait faire là, en cet instant, et non sur ce qu’il ne pouvait racheter de son passé.
Ils commirent des erreurs cette première fois à Merin. Ils semèrent beaucoup de panique, de colère et de confusion. Les habitants accueillirent d’abord avec une franche hostilité ces vingt soldats las et couverts de sang qui sillonnaient les rues en leur ordonnant de partir, d’abandonner tous leurs biens. Il fallut du temps afin de les persuader. Certains choisirent de rester, pourtant la plupart décidèrent de fuir. Les entailles et lacérations qu’affichaient les soldats sur leurs cuisses ou leur torse étaient plus éloquentes que toutes les paroles.
Lorsque Izgard et ses troupes parvinrent sur place quatre heures plus tard, ils ne trouvèrent qu’une ville fantôme.
Depuis lors, Camron et ses hommes avaient poursuivi vers le nord à un train régulier. Longeant les collines, suivant le cours de la Crosse puis du Veize, à une demi-journée ou parfois une journée d’avance sur Izgard, ils allaient de ville en ville, de village en village, afin de prévenir la population que l’ennemi approchait. Ils s’étaient scindés en plusieurs groupes afin de couvrir le plus possible de bourgades et de fermes ; ils se retrouveraient à Bay’Zell dans quatre jours.
Camron passa la main sur le flanc de son cheval, savourant la chaleur de la chair et du sang. La plupart des villageois de Schiste avaient quitté le champ labouré ; seuls quelques-uns s’attardaient encore, à discuter de changements de dernière minute à leur plan d’évacuation. La femme en robe bleue en faisait partie. Croisant le regard de Camron, elle forma le mot « merci » avec ses lèvres avant de s’éloigner.
Avec un dernier hochement de tête à l’adresse de sa nuque, Camron mena sa monture hors du champ. Ce qu’ils accomplissaient ses hommes et lui était peu de chose, et à moins que l’armée d’Izgard ne puisse être arrêtée devant Bay’Zell, ce ne serait au mieux qu’une mesure temporaire. Camron se hissa en selle et repartit vers le nord. Il y avait forcément mieux à faire.
« Izgard a remporté la première bataille. Il a massacré dix mille soldats du Rhaize à l’ouest de la Crosse. » Ravis fit les cent pas dans la pièce. Sa tunique en cuir claquait à chacun de ses mouvements. « Il atteindra Bay’Zell dans moins d’une semaine. » Des gouttes de pluie brillaient encore dans ses cheveux ainsi que sur ses épaules. Ses bottes laissaient des traces humides sur le tapis turquoise devant la cheminée. Il venait tout juste de rentrer.
« Nous devons retourner à Bay’Zell, n’est-ce pas ? » Bien qu’elle soit réveillée depuis un moment, Tessa ne s’était pas rendu compte qu’il pleuvait. Elle détestait se trouver dans une chambre sans fenêtre. « Nous devrions partir dès ce soir. »
Ravis secoua la tête. « Non. Nous partirons quand vous aurez récupéré des forces.
— Nous n’en avons pas le temps. »
Quelque chose dans la voix de Tessa le fit s’immobiliser tout net. « Que voulez-vous dire ? »
Tessa respira bien à fond avant de répondre. « La nuit de l’incendie, juste avant de s’endormir, Avaccus m’a révélé quelque chose. C’était un avertissement.
— Oui ?
— Il prétendait que, dans dix jours, cela ferait cinq cents ans que la Ronce d’or se trouverait sur cette terre. »
Ravis mordit sa cicatrice. Il ferma longuement les yeux, puis déclara : « Voilà donc ce que tramait Izgard depuis le début. Il croit à toutes ces superstitions. Il a attendu le cinquième jour du cinquième mois pour se couronner. Il a même choisi l’année – celle du cinquantième anniversaire de la mort de l’ancien roi. » Ravis se remit à marcher de long en large. « Izgard prendra Bay’Zell le jour du cinq centième anniversaire de la Ronce d’or. Cela signifie qu’il ne nous reste que six jours. »
Tessa n’aimait guère l’inquiétude qui transparaissait dans la voix de Ravis. « Vous croyez donc qu’il y a du vrai dans ce que disait Avaccus ?
— Je crois qu’Izgard en est convaincu, oui. »
Grinçant des dents, Tessa fit basculer ses pieds sur le sol. Toutes sortes de douleurs l’assaillirent, mais elle les refoula, poings serrés. « Allons-nous-en d’ici. »
Ravis cessa de faire les cent pas. « Vous n’irez nulle part. »
Tessa sourit. « Vous me connaissez bien mal, Ravis de Burano. Sans cela, vous sauriez que partir est la seule chose que je fais bien. Vous pouvez soit m’aider, soit m’ignorer, mais autant vous prévenir tout de suite que ce n’est pas vous qui m’arrêterez. »
Ravis en resta bouche bée. Il dévisagea Tessa comme un insecte qu’il aurait longtemps pris pour une chenille avant de découvrir que, si on la pressait en un point précis, elle cessait de ramper et prenait son envol.
Le sourire de Tessa s’élargit. Elle avait enfin réussi à le surprendre. « Je me servirai de votre nouveau manteau pour l’instant. Nous pourrons nous racheter d’autres vêtements une fois parvenus à Kilgrim. Avez-vous l’adresse de Moldercay ? Nous devrions lui rendre visite avant de partir.
— Il faut me promettre que vous serez prudente. »
Tessa acquiesça. « Je le serai. »
Ravis lui prit le bras et l’aida à sortir de son lit. Les muscles de ses jambes protestèrent douloureusement lorsqu’elle voulut transférer son poids dessus. Ses yeux s’embuèrent. Ravis se tenait juste derrière elle pour lui permettre de s’appuyer sur lui. Tessa, qui sentait tout le ridicule de sa bravade précédente, attendit que ce moment de faiblesse s’éloigne.
Il ne passa pas, pas entièrement. Mais elle parvint néanmoins à se préparer, à se coiffer, à se rafraîchir le visage et à nouer les cordons du manteau de Ravis. Ravis ne la quitta pas d’une semelle, n’intervenant qu’en cas de besoin, lui donnant le temps de se tirer d’affaire toute seule pour le reste. Prendre l’escalier lui fut pénible ; elle dut descendre les marches une à une. Son dos la faisait souffrir, mais c’est son souffle court qui l’irritait le plus. Elle détestait se sentir faible.
Il apparut que Moldercay habitait non loin de l’auberge, mais plus loin dans les faubourgs. Tessa montait tandis que Ravis menait son cheval par la bride. Une pluie modérée faisait luire les pavés et puer le manteau en laine de Ravis.
La lumière grise de l’après-midi était cruelle pour Port-Glas. Des bâtisses à trois étages assombrissaient les rues ; leurs façades de pierre grise étaient maculées de fiente d’oiseau et de sel, et leurs toits sans gouttières déversaient de grandes cascades d’eau sur la chaussée. Des tonnelets de bière et des outres vides encombraient les fossés. Les rares personnes qu’ils croisèrent portaient des objets encombrants sous leur manteau et semblaient pressées de se rendre quelque part. Les affaires marchaient au ralenti. La plupart des échoppes étaient fermées, et celles qui ne l’étaient pas en donnaient l’impression ; aucune chandelle ne venait éclairer leurs marchandises.
Ils flairèrent l’établissement de Moldercay avant de l’apercevoir. Une odeur étrange, presque familière, de ranci, de sels minéraux et de moisi flottait dans la rue, portée par des bouffées de fumée. Les constructions à trois étages laissèrent progressivement la place aux terrains vagues, clôtures et autres bâtisses aveugles qui pouvaient être des entrepôts, des greniers ou des écuries.
La dernière maison de la rue avait deux étages et paraissait plutôt pimpante comparée à ses voisines. C’était la seule à être blanchie à la chaux. Les montants de fenêtres et les volets étaient peints en blanc également, et le toit était recouvert d’une épaisseur grisâtre de plomb blanc. Une grosse cheminée se détachait de la façade ouest, tandis qu’à l’est un grand terrain fraîchement retourné était constellé de pierres blanches à intervalles réguliers qui le faisaient ressembler à un germoir géant.
« Vous ne m’aviez pas prévenu que Moldercay tenait un charnier », observa Ravis en touchant la joue de Tessa. Percevant quelque chose qui ne lui plaisait pas, il sortit une petite enveloppe de son sac. « Tenez, avalez cela. »
Tessa s’exécuta. L’enveloppe contenait une substance semi-liquide enrobée dans une couche de sucre. Le goût du sucre ne parvenait pas à masquer les arômes de conserve et de thym. « Ma’ame Wicks m’avait dit qu’il était gardien d’os.
— C’est la même chose », répondit Ravis en frappant à la porte.
Une minute s’écoula. Ravis aida Tessa à descendre de selle et, ensemble, ils restèrent à fixer la belle porte blanche. Quelques secondes plus tard, un panneau coulissait et deux yeux d’un gris très pâle les dévisagèrent derrière une grille en métal ornementé.
« Deuil ou Visitation ? »
Prise de court, Tessa se retourna vers Ravis. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’on lui demandait. « Ni l’un ni l’autre, répondit le mercenaire. Nous venons voir Moldercay. La dame qui m’accompagne est une connaissance de sa belle-sœur, ma’ame Wicks. »
L’homme aux yeux gris prit le temps de digérer cette information. Il hocha la tête, réfléchit encore un peu, puis ôta le verrou et les fit entrer.
Tessa pénétra dans un petit vestibule soigneusement illuminé. Des bougies brûlaient sur des appliques à hauteur de la taille, projetant autant d’ombres vers le plafond que vers le sol. L’odeur qu’elle avait décelée un peu plus tôt dans la rue se renforça. L’air était humide et frais, et des gouttelettes de condensation ruisselaient le long des murs. Suivant son regard, l’homme aux yeux gris expliqua : « C’est jour de bouillage aujourd’hui, madame.
— Jour de bouillage ? »
L’homme, qui portait une tunique bleue sous un tablier blanc, acquiesça. « Oui, madame. Nous ne raclons et ne nettoyons les os qu’une fois par semaine.
— Croûte ! cria une voix à l’intérieur du bâtiment. Qui nous dérange à cette heure ?
— Des visiteurs pour vous, Moldercay. » Le dénommé Croûte toisa Tessa avec une certaine solennité. « Des connaissances de ma’ame Wicks.
— Fais entrer ! Fais entrer ! On ne va pas laisser les os sans surveillance. »
Tessa et Ravis échangèrent un regard. Croûte s’essuya les mains sur son tablier et les guida à l’intérieur. La maison était un labyrinthe de couloirs blanchis à la chaux. Du plâtre obstruait les coins et les coudes, arrondissant les angles pour donner des allures de grottes à des pièces autrement ordinaires.
Croûte les conduisit dans une vaste cuisine carrelée. Un homme leur tournait le dos, penché au-dessus d’une marmite de la taille d’une baignoire suspendue au-dessus du feu. À peine fut-elle entrée dans la pièce que Tessa commença à larmoyer. Sans rien demander à personne, Ravis gagna la porte de derrière en quelques enjambées et l’ouvrit grand pour laisser sortir la vapeur et rentrer l’air frais.
Moldercay pivota vers eux. « De quoi ! De quoi ! Croûte, est-ce toi qui as donné à ces gens la permission d’ouvrir la porte ?
— Non, répondit Ravis. Ce n’est pas lui. Il se trouve que j’éprouve depuis toujours une aversion profonde envers les vapeurs piquantes. Elles déclenchent chez moi des éruptions de furoncles, et je suis sûr que tu ne voudrais pas aggraver une situation aussi infortunée ?
— Non, messire. Je ne le voudrais en aucun cas. Je vous remercie de me parler en confiance. Croûte, ouvre donc les volets et apporte-nous des chaises près de la porte. »
Ravis entraîna Tessa vers la porte, en la soutenant jusqu’à l’arrivée de la chaise. L’air frais la faisait déjà se sentir mieux.
Moldercay se remit à touiller sa marmite. C’était un petit homme anguleux, osseux et parfaitement chauve. Lui et son assistant, Croûte, partageaient les mêmes épaules tombantes, le même dos voûté. « Cela ne vous ennuie pas si je continue mon travail, n’est-ce pas ? Le dernier bain est presque terminé. Ces os vont ressortir propres comme des baguettes ! Ensuite, je les frotterai à l’alcool et puis je les mettrai à sécher. Croûte, apporte donc des rafraîchissements à nos estimables visiteurs. Une tisane de sauge, peut-être, avec une pointe de miel et une goutte de prunelle. Ainsi que des petits gâteaux aux épices. Ceux aux raisins secs, je pense. » Moldercay se tourna vers Tessa. « À moins que la bonne dame ne préfère des écorces confites ? »
Tessa secoua la tête. Manger était la dernière de ses préoccupations. « Les gâteaux aux raisins secs me conviendront très bien.
— Parfait ! Croûte, mets-les donc à tiédir sur la grille, veux-tu ? » Moldercay remua sa cuillère dans la marmite avec une énergie renouvelée. L’eau bouillonnait et clapotait, libérant d’énormes bouffées de vapeur vers la cheminée.
« Ainsi, vous faites bouillir les cadavres des gens ? » Tessa n’y tenait plus ; il fallait qu’elle sache ce qu’il y avait dans cette marmite.
Moldercay se frappa la poitrine de sa main libre. « Juste ciel, non, madame. Je fais bouillir les os, pas les cadavres. Sauf ceux des hérétiques ou des meurtriers, naturellement. » Un coup d’œil par-dessus son épaule lui fit remarquer la perplexité de Tessa. « J’ignore d’où vous venez, madame, mais ici, en Maribane, un incroyant ou un meurtrier ne peut plus être déterré après son inhumation. Ce ne serait pas convenable.
— Pas convenable du tout, intervint Croûte depuis l’autre extrémité de la cuisine.
— Vous déterrez les cadavres ? » Tessa vit Ravis lui adresser un regard d’avertissement, lui signalant qu’elle posait des questions sur des sujets qu’elle aurait dû connaître, mais elle ne parvenait pas à s’en empêcher.
« Ma compagne a grandi dans un couvent, expliqua Ravis d’un ton condescendant. Elle sait peu de chose du monde extérieur et de ses usages. »
Moldercay approuva d’un air sentencieux. « Si fait ! Si fait ! Eh bien, madame, Croûte et moi emportons les corps après le deuil...
— Dans une charrette, l’interrompit Croûte.
— Oui, dans une charrette, puis nous les ramenons ici, les lavons, les préparons, et les enterrons dans notre jardin de paix.
— Après avoir versé de la chaux vive dessus, ajouta Croûte. Afin de hâter la décomposition. »
Tessa réprima un frisson. Le bout de terrain qu’ils avaient vu à l’est de la maison devait être l’endroit où Moldercay et Croûte enterraient les cadavres.
« Nous n’utilisons pas de chaux vive sur les saints hommes, bien sûr, se défendit Moldercay. Les serviteurs de Dieu ont le privilège de rester en terre aussi longtemps que le réclame la nature. Jusqu’à six mois, en hiver. Un corps recouvert de chaux, en revanche, est généralement prêt au bout d’un mois. Croûte ici présent l’exhume alors pour moi et nous nettoyons les os, que nous mettons à blanchir dans ma marmite. À la lessive pour les gens ordinaires. À la cendre et à l’urine de veau pour les hommes de Dieu. »
Tessa hocha la tête. Elle connaissait un peu le processus pour avoir vu Emith se servir de lessive dans le nettoyage de ses peaux. « Que faites-vous des os lorsqu’ils sont prêts ? voulut-elle savoir. Les restituez-vous à la famille ?
— Parfois, ma bonne dame. Mais le plus souvent, nous les conservons ici, avec nous.
— C’est ce que nous préférons, précisa Croûte.
— Nous les rangeons dans des catacombes qui s’étendent sous la maison, la route et le terrain. Croûte note à qui appartiennent quels os, où ils sont enfouis et depuis combien de temps. Ces temps-ci, je ne parviens plus à me rappeler de rien. Aussitôt qu’on me glisse une chose à l’oreille, pouf ! elle ressort par l’autre. » Moldercay, qui en avait fini avec sa marmite, appela Croûte afin qu’il l’aide à la porter hors du feu et à la déposer sur le carrelage. Sa préparation était bourbeuse, gélatineuse, et Tessa se réjouit de ne pas voir ce qui flottait dedans.,
« Comment se porte ta mémoire à long terme, Moldercay ? s’enquit Ravis. Te rappelles-tu l’époque où tu travaillais sur l’île Ointe ?
— Emporte-les à l’extérieur et sors-les pour moi, Croûte, demanda Moldercay en tapotant le flanc de la marmite. Je te rejoindrai un peu plus tard pour t’aider à les rincer. » Il attendit que Croûte soit sorti en traînant la marmite pour répondre à la question de Ravis. Se nettoyant les mains avec un pinceau humide, il dit : « Je n’aime pas discuter de l’île Ointe en présence de Croûte, comprenez-vous ? Cela risquerait de le perturber. C’est un gars de Port-Glas jusqu’au bout des ongles, et ici, chacun est persuadé qu’une fois que les saints pères ont mis la main sur vous, ils détestent vous voir partir. Croûte est convaincu qu’un beau jour je serai traîné en hurlant et en me débattant à l’autre bout de la chaussée pour être confiné dans une haute tour ou dans une oubliette, et que l’on n’entendra plus jamais parler de moi.
— Ils ont gardé frère Avaccus dans une grotte, observa Tessa. Dans le noir, seul, pendant vingt et un ans. »
Moldercay acquiesça. « Oui, je sais. Les saints pères avaient peur de lui. Il était beaucoup trop habile avec ses pinceaux et ses encres. Ces enluminures qu’il peignait ! De toute beauté, oui-da. Mais inquiétantes, aussi ; très inquiétantes. Avaccus y apprenait des choses, disait-on. Ce doit être un homme très sage aujourd’hui. »
Tessa ressentit une vive douleur dans le dos. Moldercay ignorait qu’Avaccus était mort. Elle ferma les paupières. Pourquoi n’avait-elle pas réussi à le sauver ? Pourquoi ne s’était-elle pas montrée plus rapide ? Plus forte ? Quelque chose lui effleura le bras. Elle ouvrit les yeux, regarda vers le bas. C’était la main de Ravis. Sans en avoir l’air, il gardait l’œil sur elle en permanence.
« Tu étais scribe, n’est-ce pas, Moldercay ? dit Ravis. Tu tenais les registres. »
Ayant terminé de se nettoyer les mains, Moldercay traversa la cuisine et prit un plateau chargé de bols fumants et d’assiettes de gâteaux tièdes aux épices. « Je n’ai jamais été un enlumineur de manuscrits comme Avaccus, ça non. Oh, non. J’étais copiste. Choisi pour la précision de mon écriture et la promptitude de ma main. » Il approcha une autre chaise près de Tessa pour y déposer son plateau. « J’avais la charge de copier tous les vieux manuscrits sur du vélin neuf. On les avait rangés sous le niveau de la mer pendant des siècles, voyez-vous, et ils étaient très abîmés. Ils s’émiettaient entre mes doigts quand je les prenais. Cela faisait peine à voir : un savoir si ancien, couvert de moisissure, rongé par l’air salé et délavé par l’humidité. »
Pendant ce discours de Moldercay, Ravis tendit à Tessa un bol de tisane de sauge et une assiette de petits gâteaux. Tessa n’avait aucune envie d’avaler quoi que ce soit, mais l’arôme de beurre grillé des gâteaux aux épices eut raison de sa réticence, et bientôt elle se retrouva en train de boire et de mastiquer. La tisane, adoucie par le miel et renforcée par la prunelle, lui donna des fourmillements dans les orteils. Elle cessa vite de considérer comme étrange d’être assise là dans un charnier, à siroter de la tisane.
Moldercay continuait à parler. « Les saints pères me faisaient travailler dans la cave. Ils ne voulaient pas courir le risque de déplacer les manuscrits pour les remonter dans le scriptorium – le parchemin était trop fragile pour l’exposer à la lumière du jour. Cela me convenait à merveille, je dois dire. Je restais seul toute la journée et une bonne partie de la nuit, sans personne pour regarder par-dessus mon épaule à l’exception du Seigneur. Frère Pettifar était supposé descendre chaque matin s’asseoir auprès de moi mais, en raison de son mauvais genou et de son faible pour les gâteaux d’avoine au genièvre, il prenait l’escalier moins d’une fois par semaine. » Moldercay sourit avec tendresse. « C’était le bon temps.
« Bien sûr, en fin de compte, tout cela ne fut qu’une perte de temps. Les saints pères rangèrent mes copies neuves dans des caisses ouvertes et les firent porter au sommet de la tour ouest. Un an plus tard, ils chargèrent frère Bodderin de les rassembler en grimoires. Bodderin reliait des ouvrages depuis trente ans et personne n’avait la main plus sûre pour piquer ou coudre des pages, mais en ce qui concernait les obstacles sur son chemin, il y voyait moins qu’une chauve-souris. Le pauvre homme trébucha sur une planche disjointe à l’instant où il entra dans la pièce. Sa chandelle vola d’un côté, lui de l’autre, et le temps qu’il se relève, l’une des quatre caisses était déjà en flammes. » Moldercay secoua gravement la tête. « Tout est parti en fumée.
— Et les originaux ? demanda Ravis. N’étaient-ils plus à la cave ?
— On les avait laissés se perdre. Personne ne m’avait demandé de les ranger dans des caisses. Il avait suffi d’un hiver humide pour qu’ils pourrissent. Trois ans de copie en pure perte. »
Tessa reposa son bol. « Vous est-il arrivé de copier un manuscrit de la main de l’assistant de frère Ilfaylen ? »
Moldercay réfléchit. Il se caressa le menton, plissa les lèvres, pencha la tête d’un côté puis de l’autre. « Je ne saurais le dire, ma bonne dame.
— Ç’aurait été une pièce très ancienne. Parlant peut-être d’enluminures. »
Moldercay lui retourna un regard de regret.
Tessa se leva. « Réfléchissez, insista-t-elle, autant pour elle-même que pour Moldercay. Il aurait été question d’un voyage, d’abord par mer, puis par la terre. Le texte aurait probablement mentionné Veizach... » Tessa chercha ses mots. « Veizach, le Rhaize. Bay’Zell. »
Le menton de Moldercay se redressa. « Bay’Zell, dites-vous ?
— Oui, oui. Ilfaylen et son assistant s’étaient rendus à Veizach. Sur le chemin du retour, ils s’étaient arrêtés à Bay’Zell.
— En y repensant, je crois me souvenir d’un manuscrit de ce genre. Le scribe ne nommait pas Ilfaylen, cependant. Il écrivait toujours mon maître, ou mon frère devant Dieu. » Moldercay tournait en rond dans la cuisine, en hochant la tête. « Certaines pages étaient sérieusement abîmées, et le colophon presque illisible...
— Le colophon ?
— La note finale où le scribe consigne la date et autres indications concernant le manuscrit, comme le titre. Sans le colophon, j’étais complètement perdu. J’en étais réduit à copier à l’aveuglette, sans la moindre idée de ce que j’écrivais. »
Moldercay inspira profondément, et sourit. Pendant un moment son petit corps osseux en fut transfiguré et Tessa eut un bref aperçu de ce qu’il avait dû être dans sa jeunesse. « Oh, oui. Bay’Zell. Franny adorait que je lui parle des contrées lointaines. Elle voulait connaître tous les détails, ce que les gens mangeaient, la manière dont ils vivaient, s’habillaient, et ainsi de suite. Selon elle, le fait que son corps ne puisse pas voyager ne signifiait nullement que son esprit doive faire de même.
— Franny serait-elle la femme pour laquelle tu as quitté la confrérie ? s’enquit Ravis, posant la question d’homme à homme.
— Oui. Je l’ai courtisée discrètement pendant ces trois années passées à copier dans la cave. Puisqu’elle raffolait de ce genre de récits, je recherchais les manuscrits qui traitaient de cités et de coutumes étrangères et les lui récitais en détail lorsque nous nous retrouvions tous les deux. » Moldercay sourit de nouveau, pour lui seul cette fois. « Certaines femmes sont séduites par des babioles en or et des fleurs. Pas ma Franny. Elle aimait les mots.
— Le manuscrit faisait-il mention de Veizach ? » Tessa commençait à éprouver une certaine frustration. La main de Ravis revint se poser sur son bras, l’avertissant de rester calme.
« Je ne sais plus, avoua Moldercay. Certains passages étaient indéchiffrables. Je me rappelle surtout des détails concernant Bay’Zell. Le maître du scribe était malade, si ma mémoire est bonne, raison pour laquelle ils ne pouvaient entreprendre la traversée jusqu’en Maribane. Alors, pendant que son maître recouvrait ses forces, le scribe arpentait Bay’Zell, à prendre des notes sur les us et coutumes du cru, à discuter avec les habitants. Franny appréciait ce journal parce que le scribe s’intéressait aux toilettes des femmes. Il les jugeait scandaleuses, bien sûr, mais ne manquait jamais de décrire à quel point l’échancrure de leur corsage...
— Ne trouves-tu pas étonnant, l’interrompit Ravis en levant une main pour le faire taire, qu’avec son maître malade, le scribe soit sorti se promener tous les jours à travers la ville ? Son premier devoir n’aurait-il pas été de rester au chevet de son maître ? »
Moldercay secoua la tête. « Il me semble que son maître insistait pour qu’il le fasse. Peut-être était-ce le genre d’homme qui préfère rester seul face à la maladie. »
Ravis émit un petit claquement de langue. « Peut-être.
— Qu’en est-il des travaux d’Ilfaylen à Veizach ? demanda Tessa, brisant le silence installé par Ravis. Vous rappelez-vous la moindre mention d’une enluminure ? »
Moldercay tira sur sa lèvre inférieure. Faire bouillir les os lui avait décoloré les mains et l’on aurait dit qu’il portait des gants blancs. « Je crois que le scribe parlait d’un motif, oui. En précisant que son maître avait travaillé dessus jour et nuit. Au point d’user parfois six stylets en os dans la même journée.
— Des stylets. Cela voulait dire qu’il se servait de tablettes de cire, afin d’esquisser les détails avant de commencer l’enluminure. » Tessa aurait voulu empoigner Moldercay à la gorge et lui arracher ses informations. « Que disait le texte sur le parchemin lui-même ? Vous rappelez-vous d’un détail ? Sa taille, sa couleur. N’importe quoi. Réfléchissez. Réfléchissez. »
Voyant Tessa s’énerver, Moldercay jeta un regard nerveux à Ravis.
Ce dernier haussa les épaules. « Les filles de couvent... », lâcha-t-il.
Moldercay accepta cette explication avec un hochement de tête solennel. « Si fait. » Il marcha jusqu’à la porte et sortit la tête dans les ombres du soir. « Croûte, ne laisse pas sécher ces os avant que j’aie pu les brosser. J’arrive dans une minute. »
Craignant de s’être laissé emporter, Tessa voulut s’excuser mais Moldercay choisit ce moment pour se retourner vers eux. « Vous savez, dit-il, il me semble qu’il était bel et bien question d’une enluminure quelque part. Plutôt curieux, d’ailleurs, maintenant que j’y repense. Je me souviens d’une page presque entièrement moisie. On ne lisait plus qu’un mot sur dix, mais je me souviens d’une sorte d’avertissement. Le scribe prétendait être... » Moldercay se gratta le menton. « Comment disait-il ? Ah oui. Tenu au silence.
— C’est ça, s’écria Tessa avec excitation. Selon Avaccus, Ilfaylen et son assistant avaient dû jurer devant Hierac de ne jamais rien révéler concernant l’élaboration de l’enluminure. Le journal mentionnait-il autre chose ? »
Moldercay haussa les épaules. « Rien dont je me souvienne. Il parlait un peu du vélin – de sa préparation et de sa finition. »
Se penchant en avant dans sa chaise, Tessa demanda : « Vous rappelez-vous exactement ce qu’il décrivait ?
— Oh, les détails habituels que connaît n’importe quel scribe. La manière dont le vélin avait été blanchi, gratté, peint, verni puis poncé. Rien de notable.
— Y avait-il autre chose ?
— Je ne crois pas. » Moldercay entreprit de débarrasser les bols et les assiettes. « Le reste de la page était indéchiffrable, et la seule chose dont je me souvienne ensuite est qu’il parlait de la maladie de son maître. Le scribe pensait qu’il avait dû s’enrhumer le jour où il avait achevé son travail, car il s’était plaint du froid et avait réclamé un châle pour s’en couvrir les épaules. »
Tessa voulut poser une autre question, mais Moldercay l’interrompit.
« Je vous en prie, ma bonne dame. Il n’était plus question d’une enluminure. J’en suis quasi certain. Le reste du récit s’intéressait uniquement à Bay’Zell puis à la traversée. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je dois aller laver mes os.
— Mais... protesta Tessa.
— Allons, Tessa, la coupa Ravis. Moldercay a encore du travail. » Il se leva. « Merci de ton aide, Moldercay. Nous trouverons la sortie tout seuls.
— Non, juste ciel. Non. Il n’en est pas question. » Moldercay appela Croûte. « Viens donc, et raccompagne nos aimables visiteurs jusqu’à la porte. »
Il s’inclina devant Tessa. « Bonsoir, ma bonne dame. Ma sœur a parlé de vous en termes très élogieux, vous savez. Elle a dit que vous lui rappeliez Nelly. Je regrette de ne pas avoir pu vous aider davantage.
— Merci, Moldercay », répondit Tessa. Elle commençait à croire qu’elle y avait été un peu fort avec le gardien d’os. Avaccus avait vu juste : le journal ne faisait aucune mention de l’enluminure d’Ilfaylen. On n’en trouverait aucune mention nulle part. Ce qui signifiait qu’elle n’avait aucune piste, alors que leur délai s’épuisait. « Je suis désolée de m’être montrée aussi... insistante. Je ne sais pas ce qui m’a pris.
— Ne vous faites pas de souci pour cela, ma bonne dame, dit Moldercay.
— Nous finissons tous à l’état d’ossements un jour ou l’autre. » Croûte apparut sur le seuil. Son tablier était trempé, et ses mains aussi décolorées que celles de Moldercay. « Suivez-moi, je vous prie. »
Ravis et Tessa suivirent Croûte hors de la cuisine. Au moment de quitter la pièce, Ravis se retourna vers Moldercay et lui lança : « Te rappelles-tu où logeaient Ilfaylen et son scribe lors de leur étape à Bay’Zell ? »
Moldercay s’immobilisa à mi-pas, chiffon et alcool à la main. « Ma foi, à Castel Bess, je crois. Le roi Hierac venait de le faire construire, et ils y étaient ses hôtes. »
Tessa jeta un coup d’œil à Ravis, agacée qu’après toutes les questions qu’elle avait posées, ce soit lui qui finisse par découvrir quelque chose d’utile.
Ravis fit mine de l’ignorer, avec un sourire matois. « Merci, Moldercay. Ton aide nous a été précieuse. »
Croûte les reconduisit en silence à travers la maison. La plupart des bougies dans le vestibule avaient presque entièrement fondu. Une ou deux s’étaient éteintes. Quand Croûte leur ouvrit la porte, le vent souffla une pluie fine au visage de Tessa. L’idée de chevaucher jusqu’à Kilgrim lui retournait l’estomac. Elle ne songeait qu’à dormir. Elle était éreintée.
« Rentrons à la taverne, proposa Ravis une fois que Croûte eut refermé la porte derrière eux. Vous n’êtes pas en état de voyager cette nuit. »
Rien n’aurait pu faire davantage plaisir à Tessa que retourner à la taverne, s’envelopper chaudement dans les couvertures et s’endormir. Il lui fallut toute sa volonté pour secouer la tête. « Non. Il faut partir tout de suite. Nous n’avons plus que cinq jours, et même avec un bateau rapide, nous en mettrons trois rien que pour regagner Bay’Zell. »
Ravis l’étudia sans répondre. Tessa mit dans son regard les dernières miettes d’énergie qui lui restaient. Elle avait des responsabilités, désormais. Elle ne pouvait plus se dérober.
Après un long moment, Ravis hocha la tête. « Très bien, concéda-t-il en dénouant les rênes de son cheval. Allons-y. Camron nous attendra à Bay’Zell. »